Le scandale est au cœur de tous les films de Justine Triet, ainsi que le hiatus entre vie privée et vie publique. Après La Bataille de Solférino où une journaliste devait à la fois gérer le comportement intrusif de son ex-compagnon et la réalisation d’un reportage le soir des élections présidentielles, la comédie Victoria qui mettait en scène une avocate débordée et Cybil qui convoquait la psychanalyse sur un tournage dans les îles éoliennes, la cinéaste brosse un nouveau portrait de femme au bord de la catastrophe, et une nouvelle projection d’elle-même. Anatomie d’une chute se présente comme un thriller judiciaire où la mort inexpliquée du mari d’une écrivaine plonge cette dernière dans un éprouvant procès médiatique, où son innocence mais aussi sa moralité et sa crédibilité littéraire sont mises à rude épreuve. L’agitation intense, même si elle est intériorisée, du personnage principal interprété par Sandra Hüller est un point commun à toutes les héroïnes de Justine Triet, qui possèdent un tempérament à la densité éreintante. Comme tous les grands films de procès, Anatomie d’une chute est un grand film sur la parole, avec des joutes oratoires qui relèvent du théâtre mais évitent les clichés accolés aux fictions de cinéma et de télévision, et des dialogues qui tendent à faire surgir une part de vérité, à la manière d’une séance de psychanalyse. Les auteurs (Triet et le réalisateur-scénariste Arthur Harari, son compagnon dans la vie) ont accompli un long travail préparatoire autour du système judiciaire français qui permet au film de montrer les différentes étapes de l’enquête et du procès de façon très crédible. Anatomie d’une chute n’est pas pour autant un film assujetti à la réalité. Son récit convoque en permanence les forces du désir, des fantasmes et du rêve, puisque le rapport au monde doit toujours être remis en question par l’imagination. Anatomie d’une chute se caractérise par une structure narrative très élaborée, avec des retours en arrière inattendus (par exemple la longue scène de dispute entre Sandra et son mari Samuel), et des évocations visuelles et verbales d’événements du passé que Triet ne filme jamais de manière conventionnelle. Il n’est pas question pour la cinéaste de rompre la monotonie d’un huis-clos judiciaire avec des flash-backs classiques, mais plutôt de créer un espace mental où le spectateur doit interpréter ce qu’on lui montre, et tenter de distinguer le vrai du faux, la part de vérité contenue dans les différents témoignages et points de vue. Dans une société qui tend à la simplification des débats, Triet milite en faveur de la complexité et nous invite à réfléchir sur tout ce que nous voyons et entendons. Rarement film aura autant correspondu à la définition de « contemporain », puisqu’il dresse un catalogue de sujets récurrents et très actuels dans notre société comme la toxicité du couple, le lynchage médiatique, la violation de la vie privée ou la remise en question de la liberté créatrice. Heureusement, Triet évite la simplification, la dictature de l’opinion et du prêt-à-penser, les pièges du film à thèse. En prenant comme références Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger ou L’Étrangleur de Boston de Richard Fleischer, les auteurs redéfinissent le rapport que peut entretenir un drame psychologique français (y compris dans l’usage de cette langue à l’intérieur du film) avec le cinéma de genre anglo-saxon. Ainsi, il n’est pas interdit de penser que la filiation secrète d’Anatomie d’une chute concerne moins la tradition du thriller judiciaire qu’un chef-d’œuvre inclassable qui lui aussi empruntait la voie du cinéma de genre pour mieux parler de la conjugalité, de la frustration et de la violence. Nous voulons parler de Shining de Stanley Kubrick, dont l’action se déroulait dans une demeure perdue au milieu de la neige et mettait en scène un couple en crise et un enfant, avec un père écrivain raté rongé par la culpabilité, et un enfant voyant doté d’un don/handicap, capable de percer des secrets et de revisiter les lieux et le passé. Davantage qu’au film, c’est peut-être au roman qui a inspiré Kubrick qu’Anatomie d’une chute fait allusion. Le film de Justine Triet contient d’ailleurs une allusion directe à Stephen King, dont le nom est cité lors d’une plaidoirie durant le procès. Palme d’or méritée du Festival de Cannes, remarquablement écrit et interprété, Anatomie d’une chute figure parmi les films les plus passionnants de l’année, capable de supporter plusieurs visions grâce à sa richesse et ses nombreux secrets.
Sortie le 23 août au cinéma, distribué par Le Pacte.
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